1515, cour du roi Henry the Eight, Londres.
« Elle est aussi une sorcière ! Regardez son âme qui empeste les péchés ! » La cour offusquée se tourna vers la jeune fille aux traits purs, dans quelques murmures peu discrets qui bientôt se muèrent en un brouhaha incontrôlable. Isobel du haut de ses dix-huit ans posa sa main fine sur son ventre rond et bombé, dissimulant un hoquet de malaise derrière ses doigts oblongs qui vinrent effleurer sa bouche cerise. Blêmissant avec fougue, la jolie blonde manqua de défaillir sous l'accusation véritable de l'accusée, une femme rousse envoûtant nombre d'hommes par ses charmes certains. Les juges du tribunal relevèrent leurs yeux soupçonneux sur la jeune Isobel, au même titre que l'assemblée, mais bientôt le bruit du marteau de bois tapant avec force sur la table vint calmer l'agitation générale. « Silence dans la salle ! » clama le juge de sa voix féroce et puissante, imposant la passable sérénité des lieux. « Elizabeth Drewberry, vous seule êtes accusée de sorcellerie. Vous êtes condamnée au démembrement sur la place centrale. » La jolie rousse, sur ces dires qui soulevèrent autant de hauts le coeur que de sourire narquois dans l'assemblée curieuse, se retourna de nouveau vers la blonde aux airs candides, une lueur démente venant luire dans ses yeux émeraudes. « Si je tombe, tu tomberas aussi, Isobel. Car je te maudis, toi et tes descendants mâles ! Jamais ils ne passeront le cap de leurs vingt ans, ta descendance devra veiller sur la sépulture de ses fils, génération après génération. » L'assemblée de nouveau, vint chuchoter quelques murmures de terreur qui se muèrent en des conversations plus agitées, sous le regard impuissant des juges aux bouches entrouvertes, rendues muettes par l'angoisse. Et la rousse trépigna sous les yeux humides de la jolie blonde prête à défaillir ; elle paierait pour ne pas avoir défendu ses paires, pour ne pas l'avoir défendue elle, la sulfureuse Elizabeth Drewberry, pour avoir osé clamer haut et fort que cette dernière n'était qu'une folle à ainsi l'accuser être sorcière, elle aussi. Car la jeune Isobel, somptueuse et fraîche, toute de dentelles vêtue et portant la pureté en étendard, n'était pas dénuée de défauts tels que la lâcheté. Accuser pour survivre, nier pour ne pas mourir. Elle avait laissé la populace s'acharner sur sa voisine, préparant sa défense en déchargeant d'avantages de maux sur la rousse au tempérament volcanique : Isobel survivrait grâce à la mort d'Elizabeth. Pour une sorcière de condamnée, c'était des années de sérénité à venir... Et la candide blonde ne souhaitait plus que de voir son enfant naître dans le plus doux confort qui puisse exister : la sécurité. Serrant la main de son tendre époux, elle accusa la dernière terrible malédiction lancée sur sa propre famille. « Puis à l'aube du quatre centième anniversaire de ma mort, ton dernier descendant mâle souffrira comme je souffrirais au coucher du soleil. Accueille les litanies, Isobel ! Tu paieras ta lâcheté par l'agonie de ton nom qui périra à jamais dans quatre siècles. Jour pour jour, heure pour heure, souffrance pour souffrance. » La magnifique femme au cheveu safran vint secouer son corps fébrile d'un rire aliéné qui affola les gardes, se précipitant avec néanmoins quelques gestes hésitants vers la rouquine. Isobel vint perdre connaissance sous un tôlée général et fut aussitôt évacuée par quelques personnes bienveillantes qui ne crurent pas en l'accusation de l'horrible Drewberry. Isobel était bien trop belle, bien trop généreuse, bien trop douce et bien trop pieuse pour se prêter aux moeurs démoniaques de la sorcellerie.
Ainsi le tribunal joua en la défaveur de la rouquine qui mourut le soir même ; la légende à son sujet raconte que la femme vira folle, une fois allongée sur son instrument de torture. Et que chaque sanction veillant à mutiler son corps ne lui arracha plus que quelques rires venant remplacer les cris de douleur. L'on dit aussi que le mari d'Isobel lui-même resta sceptique quant à cette malédiction qu'il clamait de bas étage. Vingt ans plus tard, l'enfant né de la jolie blonde aux airs séraphiques décéda d'un infarctus.
II. Fools and tears.
21 Mars 1895, Londres.
« C'est un garçon. » « Non. » souffla la jeune mère au corps fatigué par l'accouchement. « Non. » rajouta-t-elle dans des larmes timides qui vinrent se faire torrent humide sur ses joues si fraîches. « Il mourra. Il mourra dans vingt ans, comme tous les autres. » Et l'homme à ses côtés, ne daignant pas croiser le regard étonné du médecin considérant que la fatigue de la jeune mère lui avait sans doute prêté un grain de folie, vint serrer sa main d'une poigne tendre et amoureuse. Ses yeux noisettes se posèrent sur l'enfant encore rougi du sang maternel, posé sur le ventre de la mère éplorée. « Il s'appellera Rafael. Dieu aime ses anges, Il lui donnera la foi de tout surmonter. » « Ta religion ne le sauvera pas, Alexander ! La foi n'a jamais sauvé ma famille. » Et la jeune femme de s'effondrer en larmes avant d'enlacer son enfant bientôt baloté de bras en bras, entre infirmières confirmées qui l'amenèrent à la nurserie. Là où, visiblement, il serait en sécurité : loin d'une mère folle et d'un père catholique. Que deviendra ce pauvre enfant qui ne serait même pas protestant ?, se demandèrent alors les infirmières moldues, non sans manquer de railler la pauvre madame Levy, étrange et paranoïaque.
***
1901, Londres.
Il pleuvait, ce jour-là, la pluie battante tambourinait contre les vitres de ma chambre que je toisais d'un air agacé et passablement énervé. Je n'avais que six ans, et pourtant j'étais déjà un enfant qui savait ce qu'il désirait ; et en l'instant ce que je ne voulais pas, c'était que la pluie diluvienne londonienne ne s'étende. J'avais besoin de soleil réchauffant ma peau pâle, et pire encore j'avais besoin de combler mon ennui. Assis sur le rebord de ma fenêtre, je fixais en maugréant le paysage humide, me moquant de temps à autres du sort de ces pauvres passants éclaboussés par une flaque sur le passage d'une voiture et d'un conducteur railleur. Mais je soupirais, encore et encore, faisant tourner un stylo entre mes doigts ; je haïssais les dimanche plus encore que je haïssais la pluie. Car ce jour-là, me disait-on dans la famille aux moeurs bien élevées, était le jour de repos aussi je n'avais pas droit d'aller quémander les camarades de mon âge chez le voisin. Et parce que j'attribuais mon père comme unique responsable de mon ennui puisqu'il ne voulait pas que j'aille me salir au dehors en compagnie de mes amis, je scandais alors un "Je m'ennuie ! " furieux qui je le sais, ferait rire ma mère mais ferait sortir mon père de ses gonds. Par ailleurs la réponse ne tarda pas à arriver et il me hurla en contre-bas de l'escalier quand moi je ne sortais pas de ma chambre un "ouvre un livre" qui m'exaspéra. Fronçant le nez, je claquais ma langue contre le palais, agacé par la réponse que j'avais pour autant anticipé. Mon père était un homme qui aimait la perfection, et le fils unique que j'étais, atteint de ce que ces adultes appellent précocité intellectuelle, lui permettait de mener à bien son désir de perfection absolue. En me voyant à l'oeuvre, en me faisant étudier, il poussait mon cerveau à emmagasiner trop de savoir, de peur peut-être que je ne régresse. L'ennui me fut mortel ; tête posée contre le mur du renfoncement de la fenêtre, je m'assoupis alors.
Ce rêve encore et toujours ; quand la peur nous assaille car nos doigts se rétractent de leur propre chef, c'est que l'âme est là, d'un fantôme muet, pointant son nez dans l'ombre. Je m'avançais entre les tombes grises, narguant l'étendue de ces plaines brumeuses et froides : je n'avais pas peur, malgré ces sépultures de pierre glacées se dressant dans des ombres inquiétantes. Puis mon regard chocolat passait d'épitaphes en épitaphes, jusqu'à ce que les noms gravés à moitié effacés par le temps, ne se fassent de plus en plus oppressants. ' A mon fils ', ' à mon enfant ' , accompagnaient les noms figés dans la pierre : Levy. Ici, là, partout en vérité, des sépultures de jeunes garçons portant le même patronyme que moi. Lentement, je m'approchai d'un trou creusé à même le sol, le coeur battant, la gorge serrée, les mains moites : la peur me prenait d'assaut quand je comprenais que ma fin serait proche. Je me stoppais alors, mes yeux d'enfant roi dardant avec arrogance l'étendue de ce trou béant à mes pieds : pour dompter ma peur, j'étais parvenu à dresser ce mur d'outrecuidance agaçante autour de moi. Plus je me montrai insolent, et moins l'angoisse assaillait mes entrailles... Foutaises. Je tremblais de peur sans oser me l'avouer. « C'est pour toi. » Je levais l'ambre de mon regard sur la rouquine me faisant face, allumant de sa baguette les environs obscurs qui vint éclairer l'épitaphe de ma propre sépulture : Rafael Blake Levy, 21 Mars 1895-18 Juin 1915. Puis le rire de l'aliénée devint de plus en plus fort et rauque, alors que je me sentais happé par ce trou sans fond.
D'un bond, je m'éveillais en sueur, le coeur battant et agité ; un tel réveil aussi rude me poussa à tomber de mon petit perchoir, et j'échouai lamentablement sur le sol dans un grondement sourd. Me relevant aussitôt, les yeux humides de peur et de colère, je me massai le crâne endolori avant de sortir de ma chambre et de me précipiter vers la cuisine où mes parents m'avisèrent d'une oeillade étonnée se muant en quelques coups d'oeil inquiets. « Je l'ai encore vue ! » fis-je alors haletant, les cheveux en bataille et les habits froissés. « La dame rousse, elle était là et... » Mes yeux d'enfants se posèrent avec une vive interrogation sur le visage blême de ma tendre mère. « J'ai vu des dates. » Ces quelques mots achevèrent de faire fondre cette dernière en larmes, sans que je ne comprenne, alors que mon père tira brusquement sa chaise pour s'accroupir à ma hauteur, me prenant par les épaules. « Je suis un voyant ? » fis-je d'un sourire narquois, ne comprenant pas l'étendue de ces mauvais signes. « Prie, Rafael. » Je fronçais alors les sourcils avant de secouer la tête avec vigueur, plus encore que d'être un enfant désobéissant, je n'avais jamais compris les phobies de mes parents, et encore moins la foi en la religion de mon propre père moldu. « Prie ! » fit alors le prosélyte non sans me secouer les épaules, plus d'angoisse que de fureur. Sans doute pensait-il que ces futiles litanies me sauveraient. « Assistant le Souverain Juge, plaidez la cause de nos crimes, et apaisez la colère vengeresse, fidèle... j'ai pas envie. » Un soupir las s'échappa de mes lèvres insolentes, tandis que je me tournais vers ma mère fébrile. « Maman, ce n'est qu'un cauchemar. Si tu rêves aussi du croquemitaine, on peut en parler tu sais. » Et ma tendre mère, touchée par les paroles de l'innocence, vint étouffer un rire confondu entre deux larmes amères, tandis que je vins me blottir dans ses bras.
III. Here comes a delivery.
1912, Londres.
« Nous avons décidé de te fiancer. »
« Pardon ? »
« Crois-moi ce n'est pas non plus de notre plein gré... »
« Je n'ai que dix-sept ans ! »
« Ce qui te rend majeur dans mon monde. » souffla alors ma tendre mère d'une voix séraphique et peinée. « Tu dois avoir autant d'enfants que possible, avant tes vingt ans. Des fils, surtout. »
« C'est stupide. Toutes ces histoires de malédiction sont des foutaises. »
« Si tu passes cette porte tu n'es plus mon fils ! »
La porte avait pourtant claqué derrière moi, je l'avais passée sans vraiment me soucier de ses mots. J'avais par ailleurs bien fait, car mon esprit analytique avait compris, avant qu'il ne lance ses menaces en l'air, qu'il n'appliquerait rien à la lettre. Son amertume violente n'avait été que pour me protéger. Pour nous protéger. Nous, les Levy, condamnés à ne jamais voir nos descendants mâles vivre plus de vingt ans ; c'était néanmoins ce que ne cessait de scander ma mère affolée. Elle-même avait perdu ses trois frères, n'avait jamais connu ses oncles, n'avait jamais pu voir ses cousins se marier. Elle espérait que la malédiction ne cesse sous mes pas, inquiète néanmoins de compter les siècles qui nous séparaient de notre tortionnaire : dans quelques années, nous fêterions les quatre cent ans de la sorcière vengeresse. Et en digne et dernier héritier, je demeurais celui qui, selon ses dires, mettrait fin à notre nom, à notre sang. Je serais le dernier mâle représentatif de notre illustre aïeule, et viendrais mourir dans les plus atroces conditions... Je n'en avais que faire ; mon esprit pragmatique et mon égocentrisme intenses m'empêchaient de voir les choses avec plus de sérieux. J'étais insouciant, j'étais indiscipliné, j'étais indomptable, j'étais amoureux éperdu de la liberté, j'étais jeune tout simplement. Mes ASPICs en poche, j'avais pour ambition de me hisser parmi les sphères hautes placées du Ministère : mon ambition équivalait ma soif d'apprendre et de savoir, j'avais un appétit démesuré pour les choses nouvelles. Littérature, philosophie, physique, mathématiques et même musique ; j'étais un touche à tout qui ne s'épanouissait que dans l'étendue intellectuelle et la détermination virulente. Toutes les fins justifiaient les moyens, et en cela on me qualifiait de fourbe mais aussi d'observateur. J'étais un paradoxe et une énigme à moi seul : posé mais parfois brutal, cynique mais chaleureux à mes heures, goujat ou gentleman, sensible ou froid, humain ou impitoyable. Dans tous les cas peu bavard, je m'adaptais selon les personnes, selon mes envies, selon mes impulsions. Le monde ne tournait qu'autour de moi et de mes ambitions, j'usais de mon environnement autant que j'utilisais les êtres vivant dans cette sphère. Aucun mot échappé de mes lèvres n'était dépourvu de but, tout avait un sens, tout était calculé. Je pouvais définir la symphonie arithmétique d'une partition, déterminer l'angle physique des astres... Oui je le pouvais, aussi vrai que la logique peut être aristotélicienne, la méthode cartésienne, l'économie marxiste, la psychologie freudienne. Aussi vrai que tout cela. Mais je ne pouvais pas prévoir que mon esprit trop structuré, contrairement à celui trop croyant de mon paternel, m'empêchait de comprendre que ma fin était proche.
IV. Merciful death. How you love your precious guilt.
1915, Londres.
« Dis moi, tu me trouves belle, Rafael ? »
« Tu es magnifique. » fis-je blasé et sans conviction.
« Et bien regarde-moi et enlève ce chapeau avant de me répondre ! »
« Non... Je préfère ainsi, c'est plus reposant pour mes yeux... »
« Tu insinues quoi là ? » Le silence se fit alors que je soupirais, toujours allongé dans l'herbe et mon chapeau sur les yeux, portant de temps à autre ma cigarette aux lèvres. Daisy ne supporta pas mon insolence et renchérit alors, venant de ce fait à piquer ma colère froide et donc mes mots blessants. « Vas-y, je t'écoute ! »
« Que tu n'es pas franchement laide... Tu es bien foutue mais au niveau du visage, avoue qu'il y a mieux... »
« Dis-moi, ça te tuerait d'être moins franc et plus diplomate des fois ? Allez, dis-moi un mensonge un peu ! » fulmina alors la jolie blonde.
« Je t'aime. »
« Tu n'es qu'un sale con, Levy ! »
La belle se mit alors à pleurer, enfouissant son si beau visage dans ses mains fines et tremblantes. Dans un soupir, je me redressai alors, ma culpabilité venant – une fois n'est pas coutume – me prendre d'assaut face à cet ange blond qui demeurait ma future femme. Me penchant auprès d'elle, je vins humer son délicat parfum de lys et de fleur d'oranger avant de déposer un baiser sur sa tempe brûlante.
« Je t'aime moi. »
« Ce n'est pas toi, c'est... »
« … l'obligation d'une hyménée contre ton gré. Je le sais ! Combien de fois tu vas me sortir cette rengaine ? »
« Mais tu me cherches aussi. » J'eus alors un rire léger, tentant de la taquiner quelque peu ; mes doigts tendres vinrent glisser une mèche de ses cheveux derrière l'oreille. J'ignorais pourtant si j'étais amoureux : il me semblait que non. Ma Daisy apaisait mon âme et me faisait sourire, autant qu'elle pouvait faire ressortir le plus mauvais en moi. Je la trouvais belle et désirable par sa beauté et son intelligence, autant que je la trouvais répugnante par l'obligation qu'elle représentait. Elle était l'allégorie même de mon emprisonnement. Elle n'y était pour rien. Mais je la haïssais tout de même, c'était ainsi. Et alors que ma belle se détourna de moi, fâchée, je pris une nouvelle inspiration. « Je pars faire la guerre. »
« Tu... Mais tu ne peux pas ! »
« Je peux, et je ne resterais certainement pas ici à rien faire pendant que d'autres se battent pour ce qui est le plus sacré. »
« La paix ? »
« La liberté. »
« Oh oui ta liberté, celle que tu aimes bien plus que tout le monde. Celle pour qui tu mourras un jour, va au diable ! »
Et ma Daisy, se levant pour mieux courir loin de moi en pleurs, ignorait combien ses paroles étaient prophètes.
***
Le jour de ma mort fut étrangement celui dont je me souviens le moins. Je me souviens avoir ouvert douloureusement les yeux, déglutissant d'une salive pâteuse et rare. Le bruit des canons et des fusils de fortune résonnaient encore dans ma tête embrumée assaillie par une migraine ; mon uniforme me collait désagréablement à la peau. Et plus je reprenais conscience, plus je sentais une douleur ignoble prendre possession de mon corps, tel du venin virulent : à chacune de mes faibles respirations, jusqu'à l'extrémité de mes doigts, jusqu'à mes moindres terminaisons nerveuses, à chaque clignement de paupière, la souffrance était là. Ignoble, insoutenable, me plombant le corps et me rendant muet. J'entrouvris les lèvres pour hurler mon agonie terrible, sans qu'un son ne sorte néanmoins. Et d'instinct, je tentais de poser mes mains sur ma jambe endolorie : si j'avais pu me redresser sur ce lit, j'aurais pu voir la plaie béante percer ma chair et la faire saigner abondamment. Et c'est alors qu'elle entra dans la pièce poussiéreuse : belle, jeune, souriante. Me dévisageant d'un regard presque affamé malgré ses airs de sainte, elle vint s'asseoir sur ma couche avant de tremper un linge qu'elle porta à ma plaie. La douleur, cette fois, m'arracha un cri. « C'est la première fois, que je vois un soldat anglais. Je vous ai recueilli sur le bord de route, les allemands vous avaient laissé pour mort. Vous avez de la chance, aucun de vos camarades n'a survécu... Monsieur Levy. » fit-elle dans un bref sourire avant de prêter attention à mon écusson militaire. Et ma sauveuse française de poser sa main sur mon front, ce fut la dernière fois, que je me sentis vivant.
Je me souviens de ses quelques mots quant à ma transformation ; la solitude lui avait tant pesé, et elle désirait se trouver un compagnon. Fiancé ou non, peu lui importait, car cette veuve noire avait sans doute le palpitant plus sombre que les profondeurs abyssales encore. A contre coeur, je restais encore quelques années avec ma créatrice qui m'enseigna les bases de survie d'un vampire nouveau né ; ma soif intarissable de sang me poussait à attaquer bestialement l'ennemi. D'abord les allemands, les autrichiens... Puis ma faim aiguisée m'aveugla et je me retournai contre mes propres compatriotes ; hommes, femmes, enfants, personne n'était guère à l'abri de la créature affamée que j'étais devenu. Il me semblait que les temps de guerre attisaient ma brutalité : plus l'ignominie des hommes se faisait sentir, et plus mon agressivité se faisait animale. Ou peut-être était-ce de sa faute à elle : Hélène, ma perfide créatrice. Car plusieurs années plus tard, elle vint mourir bêtement des mains des allemands, et jamais je n'aurais pu penser ressentir autant de reconnaissance pour ces pourritures esclavagistes. Vers 1920, je retournais chez moi, en Angleterre, refusant de renouer contact avec mes parents tout en les laissant me croire mort. C'était de me savoir buveur de sang qui les tuerait : mon père croyant en premier, lui qui m'assimilerait aux sbires de Lucifer. Puis ma mère se laisserait dépérir... Je traversais ainsi la crise des années 30, revivais la stupidité des hommes face à la montée du nazisme, traversais la classe folle des fifties et tombais comme tout le monde sous le charme d'une certaine Audrey Hepburn, vis la montée en puissance du rock'n roll, des années drogues... Mais encore et toujours, la folie humaine m'exaspérait et me rendait bien plus silencieux et renfermé que je ne l'étais déjà. La malédiction achevait son oeuvre : je n'étais pas véritablement mort, j'existais dans un état de presque vie, où chaque jour n'était plus que douleur. Je haïssais ma condition vampirique, mais je haïssais encore plus les vivants. Pourquoi la vie serait-elle quelque chose d'essentiellement sérieux? Pourquoi serait-elle sujet d'une quelconque idolatrie? Elle n'est qu'un mot que ni la science, ni les philosophes, ni les académiciens n'ont su véritablement définir. C'est un fait, les vivants sont là, voilés par un corps faible, et ils se disent en train de vivre. Alors que la mort, elle, encore obscurcie de ces voiles mystérieux et ténébreux, n’est qu’un enchaînement de monceaux éphémères qui se renouvellent tel un cycle vicieux. Pauvre petites choses frêles et fragiles. Vivants : Vos beaux espoirs ont déjà un goût bien dérisoire. Qu’est-ce vivre, qu’est-ce aimer, qu’est-ce partager, alors même que ces beaux actes finiraient tôt ou tard par avoir une fin.