1989
▬ Pourquoi ?
C'était cette première question qui s'était imposée à elle alors que tous dardaient un regard profondément méprisant sur son ventre arrondi.
Oui. Pourquoi elle et pas d'autres ? Doucement, elle se laissa tomber sur le sofa derrière elle. Joyce Montgomery avait toujours été l'enfant sage et modèle, sans histoire. Et pourtant, personne ne s'en souciait vraiment, de ce qu'elle aurait pu faire ou devenir. Joyce aurait pu finir junkie, dans un caniveau, au fond d'un trou et cela dans l'indifférence générale. Et pourquoi ? (Ce pourquoi étant une question récurrente dans ce qui constituait son existence.) Parce qu'elle était cette cracmole que les Montgomery auraient voulu ignorer ou abandonner au bord de la route comme on le fait pour un chien. Mais manque de chance, la SPA pour Cracmol n'existait pas. Ainsi, Joyce avait vécu dans un monde magique et hostile à tout point de vue, errant seule dans la grande bâtisse de Notting Hill tandis que le côté sorcier de la famille vaquait à quelques occupations qui lui avaient toujours été inaccessibles.
Plus que la frustration de ne posséder aucun pouvoir, Joyce souffrait de l'éloignement. On ne lui parlait guère, seulement pour les banalités. On la tolérait plus qu'on ne l'aimait vraiment, bien que chacun eut finit par s'accommoder d'elle et commençait presque à l'apprécier. Au fil des ans, il n'y avait plus de colère ni de dégoût au fond des prunelles de chaque Montgomery. Juste une profonde indifférence ou un début d'attendrissement pour les plus sensibles. Ce fut plus ou moins l'opportunité pour Joyce de s'émanciper enfin de leur écrasante hostilité. En toute connaissance de cause, elle préféra donc les moldus aux sorciers. Peu étonnant cela dit. Son mariage avec Douglas McAllen, musicien moldu, avait alors amorcé le début d'une déchirure qui prendrait pourtant encore quelques années avant de se concrétiser.
▬ Pourquoi ? avait-elle répété.
Sa question avait résonné dans le grand salon, attirant sur elle tout les regards curieux, vacillant entre la compassion et l'auto-satisfaction de virer un héritier du testament. Joyce sonda un instant chaque prunelle posée sur elle, un sourire désolé vint se jucher sur ses lèvres. Elle en connaissait la réponse. Et personne dans cette pièce n'était plus innocent qu'elle. Son crime majeur avait été de naitre dépourvue de magie. Alors elle avait créé la sienne. Sa propre magie à elle qu'elle jugeait mieux que n'importe quelle autre.
▬ Pourquoi ? Parce que nous n'avons jamais accepté de moldu ou même de né-moldu en notre sein. Ca ne commencera pas par toi. Je suis désolé Joyce. lui avait-on répondu d'un ton égal.
Non, personne n'était désolé. Ce n'était que pure hypocrisie de prétendre le contraire, pure invention. Et au fond, elle comprenait. Qui le serait ? Elle-même n'avait jamais eut aucun scrupule à se détacher de sa famille. Elle n'allait pas commencer aujourd'hui.
Depuis le début, Joyce avait toujours mis un point d'honneur à avancer à contre-courant. Bien sûr elle aurait pu rencontrer un sorcier de sang-mêlé ou peu importe, puisqu'ils étaient légions à ne pas être aussi bornés que les Montgomery. Mais dans un certain sens, s'attirer les foudres de ses parents étaient bien plus gratifiant que conserver leur indifférence.
▬ Très bien.
Posant ses doigts frêles sur son ventre rond comme pour protéger ce qu'il contenait, la jeune femme se leva sans rien ajouter, puisqu'il n'y avait rien à dire. La décision étant sans appel à en juger le ton employé, autant ne pas s'attarder. Optant pour l'exil volontaire, Joyce Montgomery-McAllen tourna définitivement le dos au monde magique.

Here come the sun. - 1993

Le temps avait passé depuis cette soirée de 1989. Et avec le temps, les choses avaient changés. Les choses, c'étaient Joyce, Douglas et River. La famille McAllen, établie à Dufermline en fiers écossais, avait créé son propre monde, celui dans lequel les histoires de magie n'avaient pas leur place.
Douglas avait fini par apprendre que cette petite punk survoltée qu'il avait épousé n'était pas vraiment une jeune femme ordinaire. (Enfin, même avant de savoir, elle lui paraissait loin d'être ordinaire à hurler dans tout les sens...). Et il avait donc fini par savoir qu'ils étaient passés bien près d'être riches comme Crésus une fois Montgomery senior passé de vie à trépas. Quelques instants tracassé par cette révélation, il avait commencé par bouder, comme font tout les artistes qui se pensent incompris. Faisant la moue, omettant de mettre du sucre dans le café histoire qu'il soit bien dégueulasse... Et oubliant d'aller chercher River de temps à autres chez la nounou. Ce genre de classiques. Puis il avait accepté, comprenant que finalement, elle lui ressemblait beaucoup, n'appartenant pas vraiment à ce monde, ne réussissant pas à atteindre l'autre. Douglas avait également finit par accepter que Joyce puisse être autre chose qu'une humaine des plus ordinaires... Bien qu'elle leur ressemblât en tout point. Et si cela avait légèrement su élargir son univers, le monde de Douglas continuait de graviter autour d'une infime partie de ce même univers. River, sa femme et la musique.
Au premier abord, l'écossais avait voulu faire de son fils un artiste, un rêveur, mais c'était sans compter les vociférations tout sauf pacifistes de Joyce qui engueulait chaque objet récalcitrant comme s'il était doté d'une conscience propre.
▬ Merde ! Nom d'un hippogriffe mort ! Qu'ils soient tous pendus ! avait soudain succédé à un fracas de verre brisé.
Douglas avait levé un sourcil circonspect, comme il le faisait souvent, puis son regard gris anthracite avait vadrouillé le long des murs jusqu'à rencontrer la silhouette de sa femme et celle de River. A leurs pieds étincelaient une multitude d'éclats de verres, des débris d'assiettes et... Ce qui semblait être un mélange de produit vaisselle et de restes d'hier soir.
Sentant poindre la crise d'hystérie, il se leva, un doux sourire éclairant son visage et s'approcha de celle qui était son soleil.
▬ Laisse moi faire. dit-il avec simplicité, lui indiquant d'aller voir ailleurs avec leur jeune fils.
L'immense frustration ressentie par Joyce, celle qu'elle n'avait exprimé que d'un soupir retenu, n'avait jamais échappé à River, toute son enfance il n'avait été baigné que dans la haine des Sang-purs, dans la douleur de se savoir différent sans jamais vraiment l'être et en l'instant présent, le petit garçon serra le poing, les yeux clos, implorant de toute sa force Merlin ou peu importe quel dieu il pouvait louer de lui offrir une once de ce pouvoir qui avait été refusé à sa génitrice. Un simple retour des choses. Pour rabattre la caquet de ces prétentieux embourbés dans leurs lignées consanguines. Et là...

Là vous vous dites qu'il va se passer un truc extraordinaire. Magique, incroyable, qui pourrait chambouler le monde et l'existence des McAllen. Eh bien en fait... Non. Parce qu'il faudra attendre encore quelques années avant de voir ce rêve utopique du jeune garçon se réaliser pleinement.
Joyce avait simplement posé sur son fils ce regard tendre et amusé qu'elle ne réservait qu'aux instants d'intimité, alors que ses petits doigts s'étaient serrés sur les siens, un vague sourire aux lèvres. Et pendant des années encore, River et elle avaient respectivement faits le même souhait à chaque étoile filante, chaque 22h22, chaque cil sur la joue gauche et même chaque pas dans une crotte de chien. Qui a dit qu'il était interdit de rêver ?

Je ne crois pas aux fées. - 1997

Est-ce que les sorciers étaient des fées ? Des êtres surréalistes auxquels il ne fallait pas prêter attention ? Est-ce que quand quelqu'un disait "je ne crois pas aux sorciers", un sorcier mourrait quelque part dans le monde ? Sûrement. Peut-être. Après avoir longtemps espéré en être un, après avoir cru que, peut-être, il ferait la différence, River s'était résigné à la normalité écrasante inhérente aux moldus.