La plupart du temps, quand on repense à certaines choses qui se sont passées dans notre passé, on aime les rendre différentes de ce qu’elles ont réellement été. Quand la voiture a à peine calé, on y repense en se disant qu’on a frôlé la mort, quand on se réveille avec une araignée sur l’oreiller, on en reparle en disant qu’elle faisait la taille de notre main. Quand on repense à notre première conversation avec une personne qui, par la suite, sera devenue important à nos yeux, on parle d’un frisson qui nous a parcouru la colonne vertébrale, d’un sentiment de vivre un grand moment, d’un coup de foudre. C’est des conneries. La plupart du temps, on passe à côté des grands moments de notre vie. On ne peut pas savoir que cet instant précis, et pas un autre, va influer sur tout le reste de notre existence. En ce qui me concerne, ma première conversation avec Sean a été des plus banales, et ce n’est pas ce qui s’est produit ce jour-là qui fait que je m’en rappelle encore aujourd’hui, onze ans plus tard, mais ce qui s’est passé après.
« Sean ? Voilà Gérard - »
« Alden. »
« Euh, oui, excuse-moi mon poussin. Alden. Sa maman a des courses à faire, il va rester à regarder la télé avec toi cet après-midi. D’accord ? »
« Mmh. »
« Sean, détache tes yeux de cette satanée télévision et réponds-moi. »
« J’ai dis mmh ! »
Elle avait poussé un soupir résigné, comme s’ils avaient cette même conversation à sens unique chaque jour de l’année. Et puis elle m’avait montré le canapé, où je m’étais assis aux côtés de Sean. On n’a pas sorti un mot de la journée, on se contentait de fixer l’écran où passait des épisodes de Dragon Ball. Je ne me souviens plus de ce qui s’y passait, mais je me rappelle avoir pensé que ce gamin était un con.
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C’est comme ça que ça se passe, en vérité. Une somme d’instants idiots, qu’on oublie presque instantanément mais qui, mis bout à bout, forment une histoire qui ne nous quittera plus jamais. En réalité je ne sais plus comment on en est venus plus tard à se parler, et puis à devenir ami. Peut-être parce qu’on était les deux seuls gamins du même âge dans l’immeuble pourri dans lequel on habitait et que nos mères en ont immédiatement conclues qu’on devrait s’entendre. Un peu con, comme logique, mais ça les arrangeaient bien, mon père était parti à ma naissance et le sien bossait toute la journée, alors quand une de nos mères avait quelque chose à faire, elle foutait directement son rejeton chez l’autre. Une amitié win-win. Grâce à ce système, je me suis rendu compte que Sean n’était pas le petit con finit que je le soupçonnais d’être à notre première rencontre, en fait il était même le mec le plus adorable du monde. Limite chiant. Et tellement honnête et droit qu’il était constamment torturé entre me trahir moi, son ami, et aller dénoncer mes conneries à nos mères, ou trahir les principes qu’on lui inculquait en me laissant les faire. Le pauvre gars, un véritable ange. Son seul péché, et de taille, c’était la télévision, d’où le malentendu de la première fois. Un ange, Sean, oui. Mais qui aurait été capable d’étouffer un nourrisson si ses cris l’empêchait d’entendre les dialogues d’Alerte à Malibu. On peut pas être parfait, je suppose.
Vous connaissez le reste de l’histoire : le petit irlandais à fort caractère et le gentil anglais aux manières impeccables deviennent frères de cœurs, à la vie à la mort, croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer, ils grandissent ensemble, traversent quelques coups durs, mais au final chacun apprend à l’autre ce qu’il lui manque, ils se complètent, ils sont heureux, que c’est beau l’amitié, fin.
C’est comme ça que les choses auraient dues se passer, mais à la place j’ai reçu la lettre.
Quand je vous disais que ce sont les petits détails qui changent toute l’histoire.
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